Un moine médiéval prend une plume d’oie, façonnée à partir d’une plume d’oie, et la trempe dans une encre noire riche faite de suie. Assis sur une chaise en bois dans le scriptorium de Lindisfarne, une île au large des côtes du Northumberland en Angleterre, il regarde fixement les mots d’un manuscrit fabriqué en Italie. Ce livre est son exemple, le codex (un livre relié, fait de feuilles de papier ou de parchemin) à partir duquel il doit copier les Évangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean. Pendant environ six ans, il copiera ce latin. Il illuminera le texte de l’évangile avec un tissage d’images fantastiques — des serpents qui se tordent en nœuds ou en oiseaux, leurs formes courbes et se chevauchant créant l’illusion d’une troisième dimension dans laquelle le spectateur peut se perdre dans la contemplation méditative.
Figure 1. Évangiles de Lindisfarne, John cross-carpet page f 210v (British Museum)
Le livre est un exemple spectaculaire d’œuvres d’art insulaires ou hiberno-saxonnes produites dans les îles britanniques entre 500 et 900 de notre ère, une époque d’invasions dévastatrices et de bouleversements politiques. Les moines le lisent lors de rituels dans leur prieuré de Lindisfarne sur Holy Island, une communauté chrétienne qui protégeait le sanctuaire de Saint Cuthbert, un évêque décédé en 687 et dont les reliques auraient des pouvoirs curatifs et miraculeux.
Un moine northumbrien, très probablement l’évêque Eadfrith, a enluminé le codex au début du VIIIe siècle. Deux cent cinquante-neuf feuilles écrites et enregistrées comprennent des portraits en pleine page de chaque évangéliste; des pages très ornementales de « tapis croisé », chacune comportant une grande croix sur fond d’ornementation ordonnée et pourtant grouillante; et les Évangiles eux-mêmes, chacun introduit par une initiale historiée. Le codex comprend également seize pages de tables de canon placées dans des arcades. Ici, les passages corrélatifs de chaque évangéliste sont placés côte à côte, ce qui permet au lecteur de comparer les narrations.
En 635 de notre ère, des moines chrétiens de l’île écossaise d’Iona construisirent un prieuré à Lindisfarne. Plus de cent cinquante ans plus tard, en 793, les Vikings du nord ont attaqué et pillé le monastère, mais les survivants ont réussi à transporter les Évangiles en toute sécurité à Durham, une ville sur la côte Northumbrienne à environ 75 miles à l’ouest de son emplacement d’origine.
Nous glanons cette information dans le manuscrit lui-même, grâce à Aldred, un prêtre du xe siècle d’un prieuré de Durham. Le colophon d’Aldred – une inscription qui relaie des informations sur la production du livre – nous informe qu’Eadfrith, évêque de Lindisfarne en 698 et mort en 721, a créé le manuscrit pour honorer Dieu et saint Cuthbert. Aldred a également inscrit une traduction vernaculaire entre les lignes du texte latin, créant les premiers Évangiles connus écrits dans une forme d’anglais.
Figure 2. Évangiles de Lindisfarne, Saint Matthieu, page de tapis croisé, f. 26v
La page de tapis croisé de Matthieu (f. 26v) illustre l’exubérance et le génie d’Eadfrith. Une série fascinante de nœuds et de spirales répétitifs est dominée par une croix située au centre. On peut imaginer des moines pieux se perdre dans les tourbillons et les tourbillons de couleur lors de la contemplation méditative de ses motifs.
Sur le plan de la composition, Eadfrith a empilé des formes de verre à vin horizontalement et verticalement contre son tissage complexe de nœuds. En y regardant de plus près, beaucoup de ces nœuds se révèlent être des créatures ressemblant à des serpents qui s’enroulent dans et autour de formes tubulaires, la bouche se serrant sur leur corps. Caméléon, leurs corps changent de couleur: bleu saphir ici, vert vert-de-gris là, et or sable entre les deux. La sainteté de la croix, soulignée de rouge avec les bras tendus et pressés contre les bords de la page, stabilise l’activité tournoyante de l’arrière-plan et transforme l’énergie répétitive en une force méditative.
Figure 3. Évangiles de Lindisfarne, Saint Luc, page de l’incipit, f. 139
De même, la page de l’incipit de Luc (incipit: ça commence) regorge de vie animale, de formes spiralées et de tourbillons tourbillonnants. Dans de nombreux cas, les nœuds caractéristiques d’Eadfrith se révèlent comme des serpents qui se déplacent furtivement le long des limites d’une lettre.
Les formes à roues bleues tournent en cercles répétitifs, prises dans le tourbillon d’un grand Q qui forme la phrase d’ouverture de Luke — Quoniam quidem multi conati sunt ordinare narrationem. (Traduction: Comme beaucoup l’ont pris en main pour mettre de l’ordre.)
Figure 4. Évangiles de Lindisfarne, Saint Luc, page incipit, f. 139
Les oiseaux abondent également. Un nœud enfermé dans un grand rectangle à l’extrême droite se détache en une poitrine de héron en forme de grande virgule. Eadfrith répète cette forme verticalement le long de la colonne, en tordant habilement la virgule dans la patte antérieure d’un chat en bas. Le félin, qui vient de consommer les huit oiseaux qui s’étirent verticalement de sa tête, appuie acrobatiquement sur cet appendice pour tourner son corps de 90 degrés; il finit par regarder les mots RENARRATIONEM (une partie de la phrase – re narrationem).
Eadfrith a également ajouté une foule de petits points rouges qui enveloppent les mots, sauf lorsqu’ils ne le font pas — les lettres « NIAM » de « quoniam » sont composées du vélin lui-même, l’espace négatif s’affirmant désormais comme quatre lettres.
Figure 5. Évangiles de Lindesfarne, Saint Luc, page de portrait (137v)
La page de l’incipit de Luc contraste nettement avec sa page de portrait simple. Ici, Eadfrith assoit l’évangéliste barbu aux cheveux bouclés sur un tabouret à coussin rouge sur un fond non orné. Luke tient une plume dans sa main droite, prêt à écrire des mots sur un rouleau qui se déroule sur ses genoux. Ses pieds planent au-dessus d’un plateau soutenu par des pattes rouges. Il porte une robe pourpre striée de rouge, que l’on peut facilement imaginer sur un philosophe romain de la fin du fourth ou du ve siècle.
Le halo d’or derrière la tête de Luke indique sa divinité. Au-dessus de son halo vole un veau aux ailes bleues, ses deux yeux tournés vers le spectateur avec son corps de profil. Le bovin serre un parallélogramme vert entre deux pattes antérieures, référence à l’Évangile. Selon le moine northumbrien du début du VIIIe siècle Bède du monastère voisin de Monkwearmouth (d. 735), ce veau, ou bœuf, symbolise le sacrifice du Christ sur la croix.
Selon l’historien Bède du monastère voisin de Monkwearmouth (mort en 735), ce veau, ou bœuf, symbolise le sacrifice du Christ sur la croix. Bède attribue également des symboles aux trois autres évangélistes, qu’Eadfrith inclut dûment dans leurs portraits respectifs: Matthieu est un homme, suggérant l’aspect humain du Christ; le lion de Marc, symbolisant le Christ triomphant et divin de la Résurrection; et l’aigle de Jean, faisant référence à la seconde venue du Christ.
Figure 6. Évangiles de Lindisfarne, page du tapis croisé de Jean, folio 210v.
Un jeu dense d’oiseaux empilés grouillent sous les croix de la page du tapis qui ouvre l’Évangile de Jean. Un oiseau, situé dans le quadrant supérieur gauche, a des rayures bleues et roses contrairement à d’autres qui arborent des registres de plumes. Les rayures avaient une influence négativeassociation à l’esprit médiéval, apparaissant chaotique et désordonnée. Les fous portaient des rayures, tout comme les prostituées, les criminels, les jongleurs, les sorciers et les bourreaux. Eadfrith pourrait-il avertir ses spectateurs que le mal se cache dans les endroits les plus improbables? Ou Eadfrith pratiquait-il lui-même l’humilité en évitant la perfection ?
Dans l’ensemble, la variété et la splendeur des Évangiles de Lindisfarne sont telles que même dans la reproduction, ses images étonnent. L’expression artistique et l’exécution inspirée font de ce codex un point culminant de l’art du début du Moyen Âge.